Tant d’espace est un jeu pour deux joueurs de Sébastien Duverger-Nedellec alias Beus (disponible sur le portail du huis clos). Je l’ai joué en Avril dernier. Dans cet article, je m’emploierai à décortiquer ce qui me paraît être un élément moteur essentiel de ce jeu : la construction d’un dialogue qui, selon les intentions de l’auteur, a la vocation d’être « beau et triste », et repose donc sur une construction émotionnelle induisant un effet bleed.
J’utilise ici le terme de bleed pour parler des situations où les pensées et émotions du joueur passent au personnage et vice versa sont influencées par le personnage. On parle de bleed-in pour désigner la manière dont les émotions du joueurs sont transférées au personnage, et de bleed-out pour la manière dont les émotions du personnage peuvent influencer le joueur après le jeu.
La structure : un dialogue basé sur le silence
Tant d’espace met en scène deux personnages, un homme et une femme, anciens amants qui se sont séparés il y a plus de dix ans, se retrouvent par hasard, et décident d’aller boire un verre. Retrouvailles, rattrapage du temps écoulé, puis bilan forcé sur la relation sont au programme.
Les ateliers d’avant jeu invitent à s’approprier la relation et les personnages, par l’écriture individuelle de leurs souvenirs, puis par un jeu d’échange de phrases symbolisant les différents stades de la relation. Il est à noter que les personnages sont assez détaillés et consistants : ils ont leur existence, on visualise très bien qui ont pu être Kamel et Lætitia. Cependant, il y a dans le récit assez d’éléments non précisés pour que les joueurs doivent faire un effort d’appropriation et créer entre eux leurs propres anecdotes.
La préparation du jeu insiste également beaucoup sur la notion de silence. Il s’agit là d’une réflexion de plus en plus présente, sur la manière d’aider les joueurs à s’approprier l’absence de dialogue dans une construction fictive qui passe d’abord par la parole, au point que cette dernière puisse en devenir envahissante. Là encore, un exercice simple permet de s’entraîner à laisser des temps de pause, et le silence devient très rapidement un acteur à part entière du dialogue.
La fabrique du bleed
L’appropriation du silence, de la gêne, et la création de souvenirs communs sont donc des éléments centraux du design du jeu. Au cours du jeu, le déroulement du dialogue et le poids du silence permet que s’y invitent de beaux moments émotionnels.
Or, il apparaît que c’est surtout dans la construction en amont du jeu que cet aspect émotionnel réussit à être construit. On est donc, ici, dans un phénomène de bleed-in. Il est intéressant de remarquer que le ressenti des joueurs à la sortie du jeu a pu ainsi être très différent en fonction de leurs propres expériences, vécu et situation dans la vie : de doux-amer pour les uns à dur et cruel pour les autres. Il apparaît donc que c’est dans la construction des personnages, dans les zones de vide que le joueur doit combler, où il va donc, consciemment ou non, mettre une part de lui-même, que se niche le bleed-in (pour lequel beaucoup de francophones préfèrent d’ailleurs fort justement le terme de catharsis). L’auteur lui-même affirme que le jeu est, pour partie, inspiré de situations réelles (vécues ou observées chez les autres). La projection des joueurs dans les personnages est donc évidente, et le fondement même de l’efficacité du jeu.
On rencontre parfois dans nos contrées des réticences au concept de bleed. Le bleed-in est parfois traité comme une trahison du personnage, dans une interprétation idéale qui ne se focaliserait que sur des éléments propres à la diégèse du jeu. Le bleed-out, quant à lui, est considéré comme simplement dangereux, ou un signe de l’immaturité du joueur qui ne réussit pas à faire la part des choses. Inscrivons-nous en faux face à ces considérations : le bleed est un phénomène propre aux jeux qui visent à créer un contenu émotionnel et, lorsqu’on en a conscience, la fabrication du bleed peut devenir un outil de narration en soi. Tant d’espace, à cet égard, est une très bonne illustration du fait, d’autant plus remarquable lorsque l’on compare la densité du jeu avec l’apparente simplicité de sa construction.
Conclusion
Tant d’Espace est un jeu intelligent et bien construit, qui fonctionne efficacement dans la manière dont il a réussi à s’approprier la gestion du silence et des émotions. Il est à fortement recommander pour quiconque voudrait expérimenter ces éléments avec l’efficacité d’une complète économie de moyens.